Jean
Lennart Meri : Sur les traces des cobras et des veuves noires (extrait), 1959
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Viimased käepigistused, hüvastijätud, ja juba kajabki diiselveduri läbilõikav vile.
Dernières poignées de main, adieux, et déjà résonne le sifflet perçant de la locomotive diesel. Nous suivons du regard les feux rouges du train qui s’éloigne, emportant vers l’ouest les derniers membres de notre groupe.
Nous sommes à Achkhabad. Alors que nous nous apprêtons à entrer dans le bâtiment de la gare, une première surprise nous attend. Un homme en uniforme d’employé de chemin de fer s’approche de nous et nous demande dans un estonien à peu près parfait « Comment trouvez-vous Achkhabad ? »
C’était certes une question purement formelle, car nous n’avions guère passé plus de dix minutes dans la grande capitale du désert. Et pourtant nous répondîmes tous les trois d’une même voix. Que peut-il y avoir de plus agréable que d’entendre le premier habitant d’Achkhabad rencontré nous saluer en estonien ? Nous nous trouvions avec nos sacs à dos quelque part à la latitude de l’Afrique du Nord, dans une ville étrangère au cœur de la nuit et pourtant nous nous sentîmes chez nous lorsque Muhtar Kardujev nous raconta son séjour au service des Chemins de Fer Estoniens et les bons souvenirs qu’il avait gardés de Tallinn. Toute fortuite qu’elle était, cette rencontre sur le quai de la gare d’Achkhabad ne nous laissa pas indifférents. Nous fûmes soudain tout à fait convaincus que pour les Estoniens, la frontière Sud de leur patrie passe par le piémont du Korpet Dag.
Ne manquez pas de visiter Achkhabad s’il vous arrive de vous trouver en Asie Centrale. Achkhabad est une belle ville. Ce n’est pas le moins du monde une ville du désert. Lorsque le premier soir nous nous hâtions dans les rues de la ville malgré l’heure tardive, nous avons marché pendant une heure et demie comme dans un grand parc. Cette impression s’est confirmée au cours des jours suivants. De toutes les villes d’Asie Centrale, Achkhabad est la plus verte et, comparée à la grisaille de Tallinn, c’est vraiment une ville jardin.
Pourtant, la capitale du Turkménistan rappelle indirectement le salon de l’agriculture de Moscou. Tout y est flambant neuf, planifié de façon stricte et utile, la surface des murs des bâtiments, aux motifs évoquant des tapis brille si intensément qu’on dirait que la ville vient tout juste d’être ouverte et qu’on n’y vit pas encore tout à fait comme chez soi.
Et c’est effectivement une ville nouvelle. Achkhabad a été fondée deux fois. La première fois en 1881 comme ville frontière de la Russie tsariste. Nous n’avons pas vu cette ville, car elle n’a duré que jusque dans la nuit du 6 au 7 octobre 1948. Une semaine plus tard, on commençait à dessiner la nouvelle Achkhabad.
Nous n’avons compris toute la tragédie du tremblement de terre qui a frappé la capitale du Turkménistan qu’après avoir entendu les détails de cet événement de la bouche de témoins. Nous avons rendu visite à V. Rogatchevsky, sous-directeur de la Radio du Turkménistan, un des survivants du tremblement de terre.
« J’ai vécu toute la bataille de Stalingrad », raconte Rogatchevsky, « mais Achkhabad, ce fut pire. Au bord de la Volga, nous combattions contre un ennemi visible, sur lequel nous pouvions tirer, que nous pouvions repousser. Là-bas, même le sol était notre allié. Ici, par contre, nous avons dû observer, impuissants, les forces invisibles détruire notre ville en l’espace de deux heures… »
Cette nuit fatale, Rogatchevsky s’est réveillé avec l’impression qu’un train était tombé dans un fossé. Son lit était tombé dans la cave, entre les poutres du plafond brillaient des étoiles. L’onde de compression avait projeté sa fille de la chambre voisine dans la chambre à coucher des grands-parents. Ce fut une bonne chose : son fils et la grand-mère ont péri tous les deux sous les décombres.
Aux premiers rayons du soleil un spectacle de désolation apparut aux habitants d’Achkhabad. La ville n’existait plus. Seuls trois bâtiments étaient restés intacts.
C’est alors que les Turkmènes connurent la valeur inestimable de l’amitié.
A peine la nouvelle du malheur qui avait frappé Achkhabad était-elle parvenue dans les républiques voisines que des avions commençaient à atterrir à proximité de la ville, apportant de l’eau potable, des denrées alimentaires, des hôpitaux de campagne. Au cours de la nuit même, le gouvernement de l’Union Soviétique décida des mesures exceptionnelles d’assistance à la population.
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La guerre terminée, les combattants sont rentrés dans leur pays et c’était comme si une vive lumière s’était allumée dans le cœur des gens. Mais cela ne devait pas durer. Une fois de plus, Dieu mit la province Türkmène à l’épreuve. Dans la nuit du 6 au 7 octobre 1948, Achkhabad fut dévastée par un tremblement de terre qui laissa notre belle ville en ruines. En une nuit, sur une population de 198 000 habitants dans notre capitale, 176 000 périrent, la plupart des survivants furent blessés ou traumatisés. Notre famille aussi fut éprouvée dans cette catastrophe. Au moment de nous coucher, nous étions quatre. Ma maman chérie, qui avait 33 ans, mon frère aîné Nyýazmyrat âgé de 10 ans et mon frère cadet Muhammetmyrat âgé de 6 ans périrent tous les trois cette nuit-là. Le jour suivant, alors que je m’effondrais et pleurais devant la maison en ruine, je n’avais pas encore 8 ans et pourtant je savais que j’étais seul. Je passais ainsi six jours et six nuits tout seul. Le septième jour, on est venu pour emporter ma mère morte et mes chers frères pour les enterrer dans le cimetière Ymam Kasym.
Au bout de ces six jours, j’avais compris que mon enfance était terminée. Mes larmes séchèrent pour toujours. La dernière fois que je regardai vers ma chère famille et vers les emplacements où elle se trouvait sous les ruines, je fis en leur présence le vœu suivant dans mon cœur :
“Chers tous, votre esprit et celui de mon cher père vivront éternellement dans mon cœur. Ils me procureront la force et l’énergie nécessaire pour atteindre mes objectifs et je réaliserai pour vous les projets et les rêves qu’il ne vous a pas été donné de vivre. Que Dieu me soit en aide !
Ma vie a souvent été difficile. J’ai grandi en ressentant l’absence de mon père, qui a perdu la vie pour la défense de la patrie. Je me suis toujours senti honoré par le nom de mon père. Un tremblement de terre soudain et terrible a détruit notre maison et m’a séparé de mes frères, qui étaient comme la prunelle de mes yeux, et de ma mère, qui était mon guide dans la vie. De même que Görogly est entré dans la lumière de ce monde en sortant de la tombe, je suis entré dans ce monde en sortant des ruines.
Quand je vois les contemporains de mon père, je me souviens de mon père et j’ai conscience d’être prisonnier ; quand je vois les contemporains de ma mère, je me souviens de ma mère et j’ai conscience d’être orphelin. J’ai senti en moi la signification du dicton, “Captif sans père et orphelin sans mère,” et j’ai su qu’Allah, le plus grand, est mon seul protecteur.
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p3 c:mesdoc~2TurkmenRuhnam01.doc - JN - 15/09/2004 - 1 -
Le premier texte est troublant car on sent monter à quel point cet
ailleurs lointain nous est proche et comment un destin aussi unique (une
contruction et une reconstruction) a pu se répéter dans un intervalle
aussi court.
Quant au 2ème, comment l'histoire poignante de ce petit garçon a pu
aboutir sur Türkmenbashy ?
( Pierre Perrot )
Jean, J'ai bien lu l'article partitif n'existe pas?
tres beaux textes, merci Jean, et commentaire merci azrou
Comme a Agadir les survivants remercient Dieu .....
(d'etre vivants et leur famille morte je presume)
A+
MG